Comprendre le Traumatisme est un livre de la nouvelle série d'ouvrages publiés par la Tavistock Clinic, le célèbre centre de consultations, de formation et de recherche londonien. Ces ouvrages, destinés à un large public, couvrent l'ensemble des activités de ses départements, groupes de travail et séminaires de recherche.
Les effets des catastrophes majeures sur ceux qui en réchappent sont le plus souvent immédiats et manifestes. Moins reconnues sont les séquelles causées par nombre d'événements plus personnels, accidentels ou délibérément créés, qui marquent dans le long terme la vie émotionnelle et professionnelle de l'individu.
Comprendre le Traumatisme décrit le travail du Service de Traumatologie de la Tavistock Clinic, un service dont la création remonte à l'époque du naufrage dramatique du ferry Herald of Free Enterprise à Zeebruge en 1987.
Illustrant leurs propos par de nombreux exemples cliniques, les auteurs explorent la dégradation du fonctionnement mental du traumatisé et proposent une compréhension psychanalytique de ce que signifie le traumatisme pour lui.
Dans des cadres thérapeutiques variés séances d'évaluation, consultations individuelles ou en groupes, analyses , ils décrivent le processus du traitement à mesure que leurs patients retrouvent un sens à leur vie, progressant vers une nouvelle intégration dans laquelle l'événement devient un élément parmi les autres et non plus un facteur dominant, accablant et destructeur.
Le livre est réalisé sous la direction de Caroline Garland, auteur de l'introduction et de plusieurs chapitres. Les auteurs des différents articles sont David Bell, Elizabeth Gibb, Graham Ingham, Shankarnarayan Srinath, David Taylor, Nicholas Temple et Linda Young. Psychothérapeutes, psychiatres ou psychologues cliniciens, ils sont membres de la Société Britannique de Psychanalyse.
Traduction : Marie-José Loncelle
Illustration de couverture : The Octopus, eau-forte de Meg Harris Williams (1979)
224 pages format 16 x 24 cm 21,95 Euros
"Et, je le sais, tout ce qui maintenant, tant que nous sommes en guerre, s'enfonce en nous, comme des pierres, se ranimera après la guerre et alors seulement commencera l'explication, à la vie, à la mort."
À l'ouest rien de nouveau (Erich Maria Remarque, 1929)
Caroline Garland
Il y a une douzaine d'années à peu près, six étudiants de l'Institut de Psychanalyse fêtaient ensemble leur qualification récente. Le soir même, on transmettait à la radio et à la télévision les nouvelles et les images du naufrage, près de la côte belge, du ferry Herald of Free Enterprise. Une centaine de personnes disparurent dans des circonstances atroces. Alors que l'énormité du désastre se faisait jour, nous prîmes conscience du fait que nous serions tenus de partager nos connaissances dans le domaine de la santé mentale autant à l'extérieur qu'à l'intérieur de nos cabinets de consultation ; et que ces connaissances devraient s'appliquer autant aux relations extérieures de l'individu qu'à son monde intrapsychique. Le lendemain, deux d'entre nous prirent la route pour Douvres dans l'intention d'offrir ce que nous pouvions comme soutien, écoute et expertise. Ce que nous apprîmes ce jour-là (y compris le fait abrupt que des "secouristes" arrivant sans invitation sur les lieux d'une catastrophe ne sont pas forcément considérés comme extrêmement utiles) fut la première étape de la mise en place, par l'un d'entre nous, de ce qui allait devenir dix-huit mois plus tard le Service de Traumatologie de la Tavistock Clinic : the Tavistock's Unit for the Study of Trauma and its Aftermath (1).
Cet ouvrage rassemble, à l'aide de cas cliniques, le travail ultérieur de ce Service. Les différents chapitres de ce livre ont été écrits par des cliniciens qui partagent un intérêt particulier pour la compréhension du traumatisme. Tous travaillent ou ont travaillé à la Tavistock Clinic, et sont associés d'une façon ou d'une autre au travail du Service. Ce qui distingue ce livre de tous ceux qui ont été publiés sur le sujet du traumatisme et du stress traumatique, c'est qu'il s'appuie essentiellement sur la pensée psychanalytique pour traiter l'état d'esprit traumatisé. Ces chocs psychiques, répertoriés dans le passé sous d'autres noms, sont des états mentaux classifiés dans le DSM-IV et ICD-10 sous la catégorie d'"Etats de Stress Post-Traumatiques" (Garland, 1993). Les développements psychiatriques et psychologiques destinés à les traiter ont joué un rôle important dans l'identification et la définition d'une image clinique typique, rendant possible une recherche épidémiologique et un travail sur la co-morbidité, et ouvrant aussi la voie à des études sur l'efficacité des traitements. Ces études ont bourgeonné aux Etats-Unis en particulier, notamment depuis que l'étendue et la nature des dommages à long terme subis par les vétérans de la guerre du Vietnam sont devenus plus claires.
Cependant, ce travail (considéré en détail dans le chapitre 3), s'il représente en partie la toile de fond de notre approche, ne prend pas autant d'importance dans notre étude du trauma que la perspective psychanalytique. Notre cadre théorique s'appuie sur les oeuvres de Freud et de Klein, et repose sur la conviction que l'impact du traumatisme sur le psychisme ne peut être compris qu'en menant avec le patient une réflexion profonde sur la signification particulière que l'événement traumatisant a eue sur lui. Cela implique évidemment une attention détaillée à son enfance et à l'histoire de son développement. En effet, les relations précoces non seulement donnent forme aux structures mentales actuelles (et donc au caractère) mais aussi ont une influence continue et vivante sur le monde intérieur. Ces expériences vécues pendant l'enfance, avec les autres, influenceront inévitablement la nature de la sévère blessure psychique qui peut se produire dans la collision traumatique avec le monde extérieur. Elles seront importantes, d'une part pour déterminer comment ces événements seront finalement compris, et d'autre part pour déterminer, par l'intermédiaire de ces mêmes structures internes, l'étendue et la nature d'une guérison possible. L'approche psychanalytique, en observant l'état du monde intérieur, permet donc d'étudier et d'essayer de débloquer, ou de modifier, ces relations d'objets internes, évitant ainsi de se concentrer sur la symptomatologie et sur la classification du désordre mental.
Essentielle du point de vue psychanalytique est l'idée que d'avoir été pris dans un événement sévèrement traumatisant réveille immanquablement les douleurs et les conflits non résolus de l'enfance. Pour ce qui est du traitement, essayer de comprendre l'individu tel qu'il se présente sans tenir compte de son passé peut parfois réussir, mais pour la plupart des patients, cela aboutit au mieux à un apaisement temporaire et chroniquement instable des séquelles les plus aiguës du traumatisme récent. De plus en plus, les rapports cliniques indiquent que l'on doit se souvenir des événements plutôt que de les oublier ou de les mettre de côté. Ce fait devient de plus en plus clair, par exemple dans le cas des survivants de l'holocauste (Jucovy, 1992 ; Wardi, 1992). Malgré le désir compréhensible de laisser le passé derrière eux et d'épargner à ceux qu'ils aiment la connaissance de l'horreur qu'ils ont vécue, il semble que dans de nombreux cas, ces "poches" cachées ou niées de dévastation parentale deviennent un fardeau que les enfants, voire même les petits enfants de ces survivants, doivent porter inconsciemment.
Ce fait comme d'autres semblables à lui, résultent de la nature et de la structure du psychisme humain, spécialement quand des processus mentaux inconscients sont en jeu. On ne peut les supprimer par la volonté. La psychanalyse tente de décrire et de comprendre ces phénomènes. Nous favorisons cette approche pour comprendre et traiter le traumatisme parce qu'elle s'adresse à ce qui est perçu dans la réponse de l'individu comme étant le plus inquiétant, le plus intransigeant et le plus ancré. Le traumatisme touche et perturbe le noyau de son identité ; s'adresser à ce niveau de détresse ne peut se faire ni légèrement ni rapidement.
Selon nous, les individus traumatisés ont besoin pour guérir, de connaître et de se souvenir des événements dont ils ont souffert, et de les intégrer dans leur vie actuelle. Ces événements doivent être élaborés plutôt qu'emmurés au fin fond de leur psychisme. Chaque individu devra découvrir une signification personnelle à ces événements pour éviter d'attribuer le traumatisme à un coup de malchance, au destin ou à un "accident" dénué de signification. La tâche thérapeutique est difficile puisqu'elle implique la nécessité de faire face à l'ampleur de la destructivité humaine, parfois aussi bien chez l'auteur que chez le survivant. Pourtant dans le monde intérieur, il n'existe pas d'accident, pas d'oubli, et il n'y a pas absence de haine, de rage ou de destruction (comme bien sûr de sentiments bons et bienveillants), malgré le désir persistant chez les survivants d'attribuer tout le mal qui leur a été fait au monde extérieur. Ces problèmes sont le sujet de notre approche et de ce livre.
Les chapitres qui suivent peuvent être lus séparément : chacun d'entre eux décrit et explique brièvement les éléments pertinents de la théorie psychanalytique qui étaieront les cas cliniques présentés. Cependant, ce livre possède aussi une structure d'ensemble. Il est divisé en cinq sections. La première contient une introduction que j'ai écrite en tant que directrice de la publication sur la pensée psychanalytique et le traumatisme ; elle décrit les problèmes généraux les plus importants pour comprendre et soigner les survivants. Elle est suivie d'un article de David Bell sur les causes inconscientes des désastres dits "accidentels" de la vie quotidienne et le sens que l'on peut dégager de ceux-ci. De nos jours, les spécialistes chargés des enquêtes sur les accidents prêtent plus volontiers attention à l'état d'esprit du pilote, du capitaine, du navigateur, ou du conducteur dans les heures qui précédaient l'erreur fatale. Etait-il stressé ? Avait-il bu ? S'était-il disputé avec son équipage ? David Bell traite de la difficulté à faire admettre la question des motivations inconscientes et, de surcroît, celle de la destructivité humaine, dans la société et la conscience publique. De nombreux individus s'exposent et exposent certains de leurs pairs à des situations potentiellement traumatisantes, en tentant le destin, en s'approchant trop près du bord, et cela bien au-delà des risques quotidiens inévitables et même désirables si l'on veut avoir une vie digne de ce nom. Pour nous donc, et selon l'expérience déjà considérable de notre Service, les facteurs inconscients sont cruciaux si l'on veut comprendre pourquoi telle décision et non pas une autre a été prise, ou pourquoi des mesures de sécurité n'ont pas été mises en place ou ont été ignorées dans des circonstances précises.
La deuxième section décrit les mouvements initiaux de la rencontre thérapeutique. Elle comprend un compte rendu détaillé de David Taylor de deux consultations dans lesquelles il démontre l'importance de la théorie psychanalytique pour aider le survivant à saisir la signification la plus profonde de l'événement qu'il a vécu. Puis, Linda Young décrit une consultation thérapeutique de quatre séances, proposée à tous ceux qui approchent le Service ; ensemble, thérapeute et patient en viennent à une meilleure compréhension du traumatisme à mesure qu'une attaque meurtrière à l'encontre du patient est décrite et élucidée.
A la fin de cette consultation de quatre séances, on offre à la plupart de ceux qui viennent au Service la possibilité de continuer le traitement pour eux, mais non pour leur traumatisme. Nombreux sont ceux qui acceptent, conscients de ne pouvoir s'adapter rapidement ou aisément à un bouleversement profond de leur monde intérieur autant qu'extérieur quand celui-ci a été affecté par un événement traumatisant. Selon nous, le rétablissement doit comporter la capacité de vivre avec l'événement, en conservant un moral raisonnablement bon, plutôt que de le contourner. En effet, le survivant ne peut retourner à son état antérieur, pré-traumatique (Garland, 1991). Un événement traumatisant change ceux qui le vivent et tout changement implique une perte. Comme Isabel Menzies-Lyth (1989) nous le fait remarquer dans sa communication présentée à la première des conférences trimestrielles du Service de Traumatologie, les survivants présentent de nombreux points communs avec les endeuillés. Le deuil de ce qu'on a perdu de soi doit être fait. "Je ne suis plus la personne que j'étais ; je ne serai jamais plus le même". Cependant, la question reste de savoir si le survivant sera diminué par l'événement et en sera plus perturbé, ou s'il en sortira grandi, le désastre se transformant alors en un foyer de croissance.
La troisième partie de ce livre décrit le processus de cette transformation dans le cadre d'un traitement psychanalytique accepté d'une fois par semaine, la lutte pour s'en sortir et non pas rester diminué, même après des événements extrêmement douloureux. Dans le chapitre 5, Linda Young et Elizabeth Gibb abordent le problème difficile du grief que l'on rencontre chez certains survivants ; le grief précède souvent et historiquement le traumatisme actuel et ce dernier a tendance à le raviver. Les conséquences en sont sérieuses pour le traitement puisque le survivant ressent son grief (principalement que sa vie a été altérée de façon extrêmement déplaisante) comme quelque chose qui ne peut être compris par personne et qui peut aussi présenter un obstacle insurmontable à son développement. Sur ce point, les articles de Graham Ingham et d'Elizabeth Gibb sont centraux en ce qu'ils mettent l'accent, à travers leur matériel clinique, sur la nécessité d'un travail de deuil pour qu'un changement réel et une nouvelle croissance se déclenchent. Dans cette section, je pose dans mon propre chapitre deux problèmes supplémentaires. Tout d'abord, celui des adhésions puissantes qui peuvent se développer entre le trauma actuel et certains aspects de l'histoire lointaine de l'individu, particulièrement quand le trauma représente une confirmation des fantasmes de l'enfance ; et en second lieu, celui de la difficulté qu'il y a à défaire ces liens en raison des dégâts causés par l'événement traumatisant sur la capacité de symbolisation de l'individu. Selon Segal (1957), la symbolisation est à la base d'une capacité à penser de façon flexible en ceci qu'un matériel originellement inassimilable devient plus facilement gérable permettant finalement au deuil de se faire et d'avancer. Enfin dans le chapitre 9, Shankarnarayan Srinath décrit, à la fois au niveau théorique et à l'aide d'une illustration clinique, la signification primordiale des problèmes d'identification pour comprendre l'impact que peut avoir le traumatisme.
Deux autres articles de Nicholas Temple et David Bell constituent la quatrième section de ce livre ; ils contiennent des récits de travail avec des patients qui sont suivis en analyse cinq fois par semaine. L'analyse offre en effet cette chance unique d'étudier comment les relations traumatisantes de l'enfance influent sur le développement et les aspects vulnérables de la personnalité adulte. L'article de Nicholas Temple décrit le traitement d'une patiente dont la personnalité présente de nombreux états limites. Il nous offre un compte rendu détaillé de ces processus à l'oeuvre, ajoutant beaucoup aux travaux récents de psychiatrie et de psychothérapie légale par ses propres vues sur la relation de cause à effet entre traumatismes graves de l'enfance et développement d'une personnalité présentant des états limites sérieux. La dernière section élargit le tableau en considérant l'application du travail du Service dans la communauté. J'y décris deux de mes travaux avec des groupes ayant souffert d'événements traumatisants à la suite desquels ils ont cherché un soutien. Ce travail, combinaison d'une approche organisationnelle et de thérapie de groupe, est une part importante du travail du Service.
Cet ouvrage est basé, comme cette introduction le précise, sur les rencontres thérapeutiques qui sont le travail quotidien du Service. Elles ont permis d'accroître notre intérêt et notre respect pour ce qui a déjà été écrit par les auteurs psychanalytiques du passé. Nous espérons avoir apporté nos propres contributions cliniques à ces écrits, en portant une attention détaillée et réfléchie aux récits que nos patients ont partagés avec nous et à la manière dont ils l'ont fait, et aussi en apportant notre propre réflexion sur la signification de ce qui nous a été donné de voir et d'entendre, à la fois pour les individus et pour la compréhension du traumatisme en général.
(1) Unité pour l'Étude du Traumatisme et de ses Conséquences, traduit dans cet ouvrage par Service de Traumatologie (N.D.T.).